- SÉMITES
- SÉMITESL’adjectif «sémitique» a été forgé par l’orientaliste allemand A. L. Schlözel dans le tome VIII (1781) du Repertorium für biblische und morgenländische Literatur de J. G. Eichhorn, pour désigner des langues dont la parenté était perçue dès le Moyen Âge par les docteurs juifs: l’hébreu, l’araméen et l’arabe. L’appellation était choisie par référence au «tableau des peuples» de la Genèse (X) où Sem, fils de Noé, est donné comme le père d’Aram et l’ascendant d’Eber, éponyme des Hébreux, ainsi que de Yoqtan, ancêtre de diverses populations d’Arabie.Cela est purement conventionnel, puisque le texte biblique range parmi les descendants de Sem les Élamites et les Lydiens, dont les langues n’étaient pas sémitiques, et, en revanche, fait des Cananéens des enfants de Cham, alors même que l’hébreu est défini ailleurs (Isaïe, XIX, 18) comme la «langue de Canaan». Néanmoins, l’usage s’en est universellement répandu et le terme «Sémites» a été appliqué à tous les peuples parlant ou ayant parlé des langues sémitiques, peuples qui ont joué un grand rôle dans le Proche-Orient asiatique dès l’aube de l’histoire et auxquels le monde actuel est redevable de l’écriture alphabétique et des trois grandes religions monothéistes: le judaïsme, le christianisme et l’islam. Le critère linguistique est le seul qui permette de définir avec certitude une famille sémitique et de postuler une unité préhistorique des Sémites.L’hypothèse d’une origine commune des peuples sémitiques est d’autant plus vraisemblable qu’à la différence des Indo-Européens ou des Ouraliens ils ont occupé une aire continue et bien délimitée comprenant la péninsule arabique, la steppe syro-arabe et ce que l’égyptologue américain J. H. Breasted a appelé le «Croissant fertile», à savoir la côte orientale de la Méditerranée depuis le Sinaï jusqu’au Taurus, la Syrie du Nord et la Mésopotamie.1. Les Sémites dans l’histoireLa MésopotamieLes seules traces certaines des plus anciens Sémites sont des documents rédigés en un idiome sémitique ou des noms propres explicables par cette langue. C’est la Mésopotamie, où l’écriture cunéiforme inventée par les Sumériens apparaît dès le milieu du IVe millénaire, qui fournit les premiers témoignages. À partir de 2600, des tablettes cunéiformes présentent des anthroponymes sémitiques, puis de courts textes qui constituent les vestiges de l’«ancien accadien», dialecte archaïque du rameau oriental ou «accadien» des langues sémitiques. À cette époque, les éléments sémitiques paraissent plus nombreux au nord de la future Babylone, dans le pays d’Accad et au-delà, que dans la basse Mésopotamie, qui reste la terre des Sumériens. C’est dans le pays d’Accad que le Sémite Sargon l’Ancien fonde vers 2370 le premier empire mésopotamien, et sa dynastie soumet pour un temps les cités sumériennes. Cependant, on ne peut parler d’un conflit permanent entre Sémites et Sumériens: la présence dans une même famille de gens portant des noms sémitiques et d’autres portant des noms sumériens indique une compénétration des deux ethnies. En outre, les Sémites de Mésopotamie doivent aux Sumériens les traits essentiels de leur culture, à commencer par l’écriture cunéiforme, si mal adaptée fût-elle à la transcription d’un idiome sémitique. Tout au long de son histoire, la littérature d’expression accadienne est restée dépendante des modèles sumériens. Les Sémites de Mésopotamie doivent au substrat culturel sumérien et à la permanence de son prestige d’avoir conservé une physionomie les distinguant nettement de leurs congénères. La supériorité de leur culture, la relative solidité de leurs institutions, procédant de celles des cités-États de Sumer, expliquent leur capacité d’assimiler constamment les conquérants venus de l’est aussi bien que les éléments sémitiques qui n’ont pas cessé de faire pression du côté de l’Occident.Dès la seconde moitié du IIIe millénaire avant J.-C., les sources cunéiformes révèlent, en Mésopotamie et à ses frontières occidentales, la présence de Sémites qu’il faut distinguer des Accadiens. La structure de leurs anthroponymes et les lexèmes qui les composent montrent qu’ils parlaient un idiome se rattachant au rameau occidental du sémitique, dont le témoin complet le plus ancien est la langue ougaritique, attestée au XIVe siècle, et auquel appartiennent l’hébreu et l’araméen connus par des documents du Ier millénaire. On appelle Amorrites ces nouveaux venus. Ils semblent faire partie de ces barbares de l’Ouest, mangeurs de viande crue, ignorant les maisons et la culture, que décrit un texte sumérien et qu’évoque au début du IIe millénaire le récit fait par l’Égyptien Sinouhé de son séjour en Syrie. Mais les barbares se sédentarisent et se civilisent. On connaît au début du IIe millénaire le royaume amorrite de Mari, sur le haut Euphrate, dont les archives attestent une pression continuelle d’autres tribus errantes venant de l’ouest et que les Amorrites sédentarisés parviennent parfois à stabiliser et à utiliser. Au commencement du XVIIIe siècle, c’est un Amorrite, Hammourapi, qui fonde à Babylone un État puissant et centralisé destiné à exercer l’hégémonie en Mésopotamie jusqu’à l’invasion cassite, venue de l’est à la fin du XVIIe siècle. Le commencement du IIe millénaire voit également les débuts de l’histoire assyrienne. Les Assyriens, dont les anciens chefs, selon leur tradition, vivaient dans des tentes, parlaient un dialecte du sémitique oriental dont les premiers témoins sont des tablettes cunéiformes retrouvées en Anatolie, à Kültepe, attestant l’existence en cette région d’actifs comptoirs commerciaux assyriens.La Palestine, la Phénicie et la SyrieDans l’Ouest du Croissant fertile, les témoignages littéraires font entièrement défaut pour le IIIe millénaire, ce qui laisse planer l’incertitude sur la date de l’établissement des Sémites dans cette région. On a cependant un indice indirect en faveur de l’antiquité du peuplement sémitique de la Palestine et de la Phénicie dans les toponymes dont un certain nombre sont probablement sémitiques; ainsi les noms du Jourdain et du Liban. Plusieurs villes dont l’archéologie atteste la fondation dès la fin du IVe millénaire semblent n’avoir jamais porté que des noms sémitiques. La toponomastique, qu’on ne peut utiliser qu’avec prudence, suggère en revanche que la partie septentrionale de ce secteur a été occupée d’abord par des populations qui n’étaient pas sémitiques; les Sémites ne s’y seraient implantés qu’au IIe millénaire. On a souvent donné le nom conventionnel de Cananéens aux premiers occupants sémitiques de la région. Il est difficile d’affirmer si les destructions de villes à la fin de l’âge du bronze ancien (XXIIe-XXIe s.) sont l’œuvre d’une «vague» sémitique identifiable aux Amorrites apparaissant à la même époque en Mésopotamie. Toujours est-il qu’aux XIXe-XVIIIe siècles, nombre de localités et de princes palestiniens connus par des textes égyptiens d’exécration portent des noms sémitiques occidentaux; un peu plus tard, les archives de Mari font constater que des dynastes de même origine règnent en certaines localités de Syrie. Là encore, la diffusion des noms sémitiques ne signifie pas nécessairement qu’il y a superposition d’une ethnie à une autre: les documents montrent que les dénominations sémitiques coexistent dans une même famille avec celles d’une autre origine. En Syrie du Nord, en particulier, les Sémites ont vécu en symbiose avec les Hourrites, qui y apparaissent au XVIIIe siècle.À partir du XVe siècle, la branche occidentale du Croissant fertile, où aucune puissance indigène n’a pu se constituer en raison du fractionnement territorial imposé par le relief, devient l’enjeu de la rivalité opposant l’Égypte du Nouvel Empire aux Mitanniens, puis aux Hittites. La lutte aboutit à l’établissement d’une sorte de condominium; les petits États sémitiques du Sud tombent sous la suzeraineté des pharaons. Les archives de Tell el-Amarna, en Égypte (XIVe s.), ont conservé la correspondance adressée à la cour égyptienne par les roitelets palestiniens. Rédigée en accadien, langue de chancellerie, elle présente des gloses qui constituent le plus ancien monument de l’idiome cananéen. Les États septentrionaux sont alors vassaux des Hittites. Les découvertes faites à partir de 1930 sur le site de Ras Shamra ont révélé la civilisation très originale de l’un d’eux, Ougarit. C’est là qu’apparaît pour la première fois l’usage d’un alphabet, cunéiforme, qui a servi à rédiger, en une langue sémitique occidentale, toute une littérature mythologique et épique où interviennent des divinités dont les noms étaient déjà connus par la Bible: El, Baal, Astarté, etc.Les bouleversements marquant la fin de l’âge du bronze (vers 1200), l’invasion des Peuples de la Mer que signalent les textes égyptiens libèrent la région de la domination des empires et coïncident avec l’entrée en scène de nouvelles peuplades sémitiques dont les mouvements apparaissent dès le début du Ier millénaire (la documentation épigraphique indigène dont on dispose désormais consiste en des inscriptions, trop rares, utilisant l’alphabet linéaire, inventé par les Phéniciens, continuateurs des Cananéens de l’âge précédent, et transmis par eux aux Grecs et à tout l’Occident). Ce sont les Araméens de Syrie intérieure et les Hébreux. Les Araméens réussissent à former divers États en Syrie, dont les royaumes de Hama et de Damas. À l’est, ils ont été longtemps une menace pour les Assyriens qu’ils ont harcelés jusqu’à ce que, par un effet de choc en retour, ceux-ci reprennent l’offensive en direction de l’ouest. Plus au sud, leur pression s’est exercée aussi sur la Babylonie et la basse Mésopotamie. Ce sont des Araméens babylonisés, les Chaldéens, qui, au VIIe siècle, fondent la dynastie «néo-babylonienne» illustrée par Nabuchodonosor. Les Hébreux ont créé en Palestine, vers le début du Ier millénaire, l’État d’Israël; ce sont les seuls dont on connaît la tradition nationale, grâce à la Bible; elle présente l’établissement des Hébreux en Palestine comme une conquête effectuée par un peuple jadis errant, guidé par un Dieu qui reste le garant de l’honneur national et dont l’unicité reflète le sentiment vigoureux que ce peuple avait d’être à part. La religion de l’ancien Israël est la moins mal connue des religions sémitiques de l’Ouest, mais on ne peut la considérer comme un échantillon privilégié de croyances et de pratiques qui auraient été communes à tous les Sémites, car la religion a souvent été le moyen que chaque groupe a eu d’affirmer sa particularité.Déclin politique des Sémites de l’Ouest et des Sémites de l’EstLes premiers siècles du Ier millénaire ont été pour les Sémites de l’Ouest un temps d’autonomie et de relative prospérité, malgré les conflits qui les ont opposés entre eux (guerres entre Israélites et Araméens aux Xe et IXe s.). La région paraît avoir joué alors un grand rôle dans l’économie mondiale comme centre de production et comme lieu de transit entre l’Orient et la Méditerranée. Les Phéniciens ont été les principaux agents et bénéficiaires de cette expansion commerciale. Ils lancent leurs vaisseaux sur la Méditerranée, jusqu’en Espagne, établissant des comptoirs, puis des colonies: Chypre, Malte entrent alors dans l’aire sémitique. La plus célèbre des colonies phéniciennes, Carthage, fondée en 813, devenue indépendante de Tyr, sa métropole, établit en Méditerranée occidentale un empire qui ne devait disparaître qu’au IIIe siècle sous les coups des Romains. La langue et la civilisation des Phéniciens ont jeté en Afrique du Nord de profondes racines. Mais l’importance économique prise par la façade méditerranéenne de l’Asie en fait l’objet de la convoitise des Assyriens quand ceux-ci peuvent reprendre, à partir du milieu du VIIIe siècle, leurs tentatives d’expansion vers l’ouest. D’abord simples razzias, les expéditions assyriennes deviennent des entreprises d’asservissement permanent devant lesquelles succombent les royaumes araméens, puis Israël, tandis que les cités phéniciennes perdent leur autonomie. Quand, au début du VIe siècle, les Assyriens doivent s’incliner devant la puissance babylonienne ranimée par les Chaldéens, ceux-ci prennent le relais et unifient à leur profit tout le nord de l’aire sémitique. Le dernier État hébreu, celui de Juda, disparaît avec la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587. Les Judéens, ou Juifs, doivent à la solidité et à la capacité d’adaptation de leur religion d’avoir conservé malgré la perte de leur indépendance leur identité nationale.Dès lors, les Sémites de l’Ouest ne comptent plus comme puissance politique. Les Sémites de l’Est eux aussi perdent bientôt leur indépendance: en 539, le Perse Cyrus s’empare de Babylone, et toute l’Asie antérieure tombe au pouvoir des Achéménides. Mais l’Empire perse consacre une victoire culturelle des Sémites: l’araméen est choisi par les Achéménides comme langue de chancellerie, ce qui révèle l’extension prise alors par cet idiome qui s’impose comme lingua franca et en vient à supplanter à plus ou moins long terme d’autres parlers sémitiques, l’accadien, le phénicien, l’hébreu. L’écriture araméenne, d’origine phénicienne, se diffuse et se diversifie, et sert à noter des langues qui ne sont pas toutes sémitiques. Les conquêtes grecque puis romaine ne changent guère la situation: la reconstitution provisoire d’un État juif dirigé par les grands prêtres hasmonéens de 166 à 63, puis par l’Édomite Hérode de 37 avant J.-C. jusqu’à l’an 4 de notre ère n’a été qu’une péripétie, si lourde fût-elle de conséquences religieuses. Les Sémites sont désormais entrés dans le monde unifié par la civilisation hellénistique. Si celle-ci parvient en partie à s’imposer aux Sémites (la résistance spirituelle des Juifs ne les a pas totalement préservés de l’influence de l’hellénisme), les Sémites enrichissent à leur tour la culture occidentale. Leurs marchands toujours actifs sont aussi les propagateurs d’éléments culturels d’origine sémitique: les «cultes orientaux» se diffusent en Occident, en particulier le judaïsme et son rejeton, le christianisme. Un peu plus tard, au IIIe siècle de notre ère, dans la Babylonie retombée sous la domination perse, c’est un homme de langue araméenne qui élabore une synthèse religieuse nouvelle, le manichéisme, appelée à s’étendre sur une aire aussi vaste que le christianisme.Les ArabesC’est vers le milieu du Ier millénaire avant J.-C. que paraît s’être constituée une civilisation sémitique originale, qui a fleuri pendant un millier d’années en Arabie méridionale et qui n’a succombé que devant l’Islam. Les conditions de son éclosion demeurent mal connues, mais il est très probable que la production des aromates dans les régions fertiles de l’«Arabie heureuse» et leur commerce ont été un important facteur de prospérité. Les Arabes du Sud parlaient une langue qui présente les plus grandes affinités avec l’arabe, connu plus tard. Dotés d’un alphabet particulier, issu probablement de tentatives remontant au IIe millénaire, ils ont laissé une foule d’inscriptions concernant leur histoire et des œuvres d’art et d’architecture impressionnantes. Ils ont été divisés en plusieurs États qui paraissent avoir été bien organisés (ce qu’impose une agriculture où l’irrigation est nécessaire) – Saba, Ma’in, Qataban, ... –, qui se sont souvent disputé l’hégémonie et dans lesquels la religion, dont on ne connaît que les noms des divinités et quelques pratiques, a pris des aspects différents. L’éloignement des Arabes méridionaux leur a permis de conserver leur indépendance jusqu’à une conquête du Yémen par les Perses en 570 de notre ère, l’année même de la naissance de Mahomet. Leur civilisation n’a pas survécu; néanmoins, ce sont des Arabes méridionaux, apparentés aux fondateurs des États dont on a parlé, qui ont pris pied, dès avant l’ère chrétienne, sur le sol africain au-delà du détroit de Bab el-Mandeb. Là est l’origine de la civilisation éthiopienne, qui s’est peu à peu différenciée de son modèle asiatique. L’écriture qu’utilisent encore les Éthiopiens d’aujourd’hui est une adaptation de celle des Arabes du Sud. Le geez, langue liturgique de l’Église éthiopienne, Église qu’on peut faire remonter à la conversion du négus d’Axoum, Ezana, au IVe siècle, est un idiome sémitique très pur. Les langues sémitiques modernes de l’Éthiopie remontent soit au geez, soit à des parlers voisins, qui ont été profondément influencés et modifiés jusque dans leur structure par le substrat «couchitique».On est beaucoup moins renseigné sur les Arabes du Nord avant notre ère. Les Israélites ont été en relation avec eux, les Assyriens les ont un moment combattus. Ils n’apparaissent véritablement dans l’histoire que dans les derniers siècles avant Jésus-Christ. On sait par l’onomastique que les Nabatéens, dont les caravanes firent la fortune de Pétra au Ier siècle avant et au Ier siècle après notre ère, étaient des Arabes, bien qu’ils aient laissé des inscriptions en langue araméenne. Arabes aussi, en grande partie, les Palmyréniens, intermédiaires du grand commerce entre Orient et Occident, surtout aux IIe et IIIe siècles, qui ont usé eux aussi d’un idiome et d’un alphabet araméens. L’histoire des Nabatéens et des Palmyréniens illustre ce que fut le rôle historique des Arabes, qu’il ne faut pas se représenter comme des Bédouins incultes, mais comme des caravaniers enrichis par le commerce et en contact constant avec les civilisations sédentaires de Mésopotamie, de Syrie et d’Arabie du Sud, tout en gardant une organisation tribale répugnant à l’organisation étatique, une culture essentiellement orale et des formes religieuses peu complexes révélant un mode de vie imposé par le nomadisme. Bien qu’ils n’eussent pas de clergé spécialisé, les villes jalonnant leurs étapes étaient des sanctuaires en même temps que des champs de foire. Deux de ces villes sont demeurées célèbres: La Mecque et Médine, en Arabie centrale; elles sont le berceau de l’islam, prêché à partir de 610 par Mahomet. La synthèse d’éléments arabes traditionnels et de représentations religieuses judéo-chrétiennes, la définition de nouveaux rapports sociaux proposés par sa prédication ont réussi à constituer en Arabie centrale une nouvelle communauté politico-religieuse qui a rapidement gagné la partie, assurant avec le triomphe de l’islam celui de la langue arabe qui a supplanté toutes les langues sémitiques dans le Proche-Orient asiatique, ainsi que le copte d’Égypte et le berbère d’Afrique du Nord.2. Le problème des originesL’extraordinaire aventure arabe a été longtemps considérée comme le dernier épisode et le modèle perceptible des «migrations» sémitiques. On a donc supposé que les Sémites étaient arrivés du désert, vague après vague, pour s’établir sur les terres cultivables du Croissant fertile en conquérant leurs congénères précédemment sédentarisés: au IIIe millénaire, une première vague aurait apporté les Cananéens à l’ouest, les Accadiens à l’est; au début du IIe millénaire, ce serait la vague amorrite; au XIIe siècle, celle des Araméens et des Hébreux; les Arabes, derniers venus, auraient conservé le mode de vie nomade, la structure patriarcale et tribale, la simplicité du culte et, selon certains, le monothéisme, qui seraient caractéristiques des «Sémites primitifs»; on invoque à l’appui de cette hypothèse l’archaïsme de la langue arabe (l’arabe classique conservant, par exemple, la déclinaison nominale à trois cas que le phénicien, l’hébreu et l’araméen ont perdue). Pour expliquer que le désert paraisse ainsi déverser à intervalles presque réguliers un surplus de population, l’hypothèse a été assortie d’une supposition auxiliaire: celle d’un dessèchement progressif de la région qui est maintenant la steppe syro-arabe, supposition aujourd’hui rejetée. La tradition biblique sur les migrations des Patriarches, les conditions dans lesquelles apparaissent les Amorrites, puis les Araméens donnent sa consistance à l’hypothèse.Il est certain que des groupes errant aux abords des terres cultivées, cherchant à se sédentariser ou à imposer leur tutelle aux sédentaires qui les redoutent, peuvent devenir les maîtres des populations établies avant eux. Mais ces nomades sont-ils tous arrivés du fond du désert? Il est peu probable que des déplacements aussi lointains aient eu lieu avant qu’on ait su équiper le chameau pour de longues courses. Aussi pense-t-on plus volontiers aujourd’hui qu’une pénétration comme celle des Hébreux en Palestine a été lente et progressive et qu’elle a été le fait de semi-nomades éleveurs de moutons et d’ânes, pillards à l’occasion, plutôt que de bédouins chameliers. Mais rien ne prouve que tous les Sémites aient connu un destin semblable juste avant leur apparition dans l’histoire.Une autre hypothèse, soutenue en 1879 par l’orientaliste italien I. Guidi, conteste la théorie de l’origine arabe. Elle part de l’étude du vocabulaire que la comparaison des langues connues permet de définir comme «sémitique commun». Ce vocabulaire nous renseigne sur ce que les Sémites avaient sous les yeux quand ils étaient encore groupés: ils connaissaient, selon Guidi, le bitume et la brique, l’or mais non l’argent, le cuivre mais non le fer, le fleuve et la mer mais non la montagne, la culture des céréales mais non la panification ni la vinification. Guidi suppose ainsi que l’habitat primitif des Sémites était la basse Mésopotamie. La méthode n’est pas sans défaut, car, par exemple, les Sémites n’ont pas de nom commun pour la lune, qu’ils ne pouvaient cependant ignorer. En développant l’hypothèse de Guidi, on a suggéré récemment que la civilisation des Arabes préislamiques était un rejeton appauvri de la haute culture mésopotamienne. Une autre thèse reprend la méthode d’investigation du vocabulaire sémitique commun en l’appliquant à la terminologie de l’agglomération humaine et de ses moyens de défense, pour essayer de prouver que les Sémites primitifs étaient des sédentaires groupés dans des villages protégés par des fossés et des tours et pratiquant des migrations saisonnières pour l’élevage. Le vocabulaire purement urbain est, au contraire, différencié. Sans se prononcer sur la question du foyer primitif, la thèse propose de fixer à la fin du IVe millénaire le temps où les Sémites ont commencé à se séparer.En montrant que les parlers sémitiques sont un rameau, relativement homogène, de l’ensemble de langues appelé «chamito-sémitique», la linguistique invite à regarder plus loin. Il se peut que les ancêtres des peuples ayant parlé des langues chamito-sémitiques aient vécu en Afrique, que les Sémites se soient séparés au Ve millénaire des Égyptiens, leurs plus proches voisins dans la famille. Mais ce sont de pures hypothèses. Il paraît en tout cas préférable de renoncer à la théorie des grandes migrations successives pour expliquer en bloc les mouvements des Sémites. Bien des détails distinguant les uns des autres les parlers sémitiques de l’Ouest sont explicables par la diffusion d’innovations linguistiques à l’intérieur du domaine continu que les Sémites occupent aux temps historiques. La coexistence de nomades et de sédentaires ne signifie pas toujours la juxtaposition de deux ethnies différentes. S’il y a eu de grandes migrations, elles ont appartenu à la préhistoire plus qu’à l’histoire des Sémites.3. Le mythe du SémiteSi les Sémites ont formé à l’origine un seul peuple, il est légitime de rechercher les traces de leurs institutions primitives, de leurs idées et de leur mentalité dans ce que les peuples attestés historiquement ont en commun. L’étude comparée du vocabulaire de la parenté permet ainsi de deviner qu’ils ont privilégié le lignage paternel. Dans le domaine de la religion, les résultats de l’enquête sont décevants, étant donné la pauvreté du vocabulaire commun s’y rapportant. On trouve quelques termes dénotant des pratiques peu caractéristiques, quelques noms divins omniprésents, tels que El et Athtar (Ishtar en Mésopotamie), mais rien ne prouve qu’ils aient toujours et partout correspondu à la même représentation. On constate tout au plus, grâce à l’étude des noms propres significatifs, que les Sémites ont souvent conçu leurs divinités comme providentielles et protectrices de l’individu, et l’on peut entrevoir ainsi quelque chose de leur piété, mais on ne saurait parler d’un panthéon sémitique commun et moins encore d’une mythologie commune.C’est un grave abus que de tenir pour des traits «sémitiques» ce que quelques-unes des civilisations considérées ont produit de plus frappant et de plus spécifique, et aussi certaines déficiences qu’on croit y remarquer. C’est surtout en combinant divers aspects du prophétisme israélite et de l’islam que Renan a tracé un portrait générique du Sémite, qu’il entendait opposer à l’Aryen: le Sémite possède un sens invétéré de la majesté et de l’unicité de Dieu, il est animé par un besoin intransigeant de justice, mais il pèche par fanatisme, par pauvreté d’imagination, par incapacité esthétique et politique, par son mépris de la «science positive»; la civilisation occidentale doit aux Aryens les plus belles de ses vertus, et Renan ne doute pas qu’elle ne devienne de moins en moins déterminée par les influences sémitiques qu’elle a reçues du christianisme. Si Renan n’a pas versé dans l’«antisémitisme» vulgaire, c’est que, pour lui, les anciens Sémites ont pour seuls représentants modernes les Arabes musulmans. Plus près de nous, et avec plus de prudence, G. Levi della Vida a tenté de dégager quelques aspects constants de la mentalité et de l’activité des Sémites. Il reprend certains arguments de Renan, comme celui de l’incapacité mythopoïétique des Sémites, argument que les découvertes d’Ougarit sont venues depuis infirmer. Il aboutit surtout à dresser un tableau de détails contradictoires: à l’exaltation religieuse des prophètes et des ascètes s’opposent l’esprit d’initiative et le savoir-faire des marchands (mais peut-on traiter sous un même titre des trafiquants assyriens d’Anatolie, des colons phéniciens, des marchands juifs ou yéménites?), au prophétisme s’oppose le légalisme, au misonéisme le progressisme. Il est évident qu’on ne saurait invoquer comme ethniques, sinon comme raciaux, des aspects aussi divers de civilisations diverses et qui correspondent à des situations particulières imposées aux Sémites par les contingences de l’histoire.
Encyclopédie Universelle. 2012.